Avortement sélectif: il manque désormais 163 millions de femme en Asie

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foeticides en IndeEntre 1990 et 2005, l'Asie a vu le nombre de femmes manquantes passer de 100 à 163 millions. C'est le triste constat que fait une journaliste dans un ouvrage qui vient de paraître, "Quand les femmes auront disparu".

En 1990, l'économiste indien et Prix Nobel Amartya Sen avait été le premier a faire ce terrible constat chiffré. Dans un article remarqué, il faisait état d'un déséquilibre démographique encore jamais vu: l'Asie comptait 100 millions de femmes de moins que d'hommes, toutes ces filles qui ont pas pu naître à cause des avortements sélectifs qui éliminent les petites filles. Elles ont aussi parfois été tuées à la naissance ou laissées mourir en bas âge.

Ce chiffre a depuis été largement utilisé. Bénédicte Manier, journaliste spécialisée dans les droits sociaux et le développement, a publié en 2006 un premier ouvrage sur l'élimination des filles en Inde et en Asie, faisant un important travail de recherche sur les raisons de ces discriminations séculaires, l'état actuel des violences à l'égard des filles et des femmes dans cette région et des politiques à cet égard.

Aujourd'hui, elle publie une réédition de ce livre et fait le constat: les choses ne sont pas améliorées, bien au contraire. C'est actuellement 163 millions de femmes manquantes que l'on dénombre. "L'élimination des filles fait aujourd'hui de l'Asie le continent le plus masculin au monde, et demain, ses deux géants, l'Inde et la Chine, abriteront des millions d'hommes célibataires."
En 2006, le premier ouvrage se terminait sur l'interrogation suivante: l'élimination des filles allait-elle se poursuivre? Deux ans après, la réponse est claire: le nombre de femmes et filles manquantes a été réévalué à 163 millions en 2005 par le Fonds des Nations Unies pour la population. Et le fossé entre hommes et femmes a plus que triplé entre 1950 et 2005.


"La sélection des naissances a non seulement gagné du terrain en Asie", écrit Bénédicte Manier, mais elle a aussi atteint la diaspora asiatique d'Europe et d'Amérique du Nord, formée de communautés aux niveaux de revenu et d'éducation plutôt élevés et restant en contact avec leur parenté et leurs valeurs d'origine".
Au Royaume-Uni par exemple, parmi les enfants nés de mère indienne entre 1990 et 2005, on comptait en moyenne 104 à 108 garçons pour 100 filles, et 113 garçons pour 100 filles lors des troisièmes naissances. "Après l'infanticide puis l'échographie sélective, le recours à la lecture de l'ADN amorce la troisième étape d'un processus historique d'élimination des filles qui, même s'il date de plusieurs siècles, a toujours su s'approprier les dernières technologies."

Par ailleurs, deux pays ont commencé à développer ces mêmes pratiques de naissances sélectives: le Vietnam et le Népal.
En Inde, le déclin des naissances de filles s'est poursuivi, même si la situation est très variable d'une région à une autre.

La dot reste une tradition tenace, et elle a pénétré de nouveaux groupes sociaux qui l'ignoraient il y a cinquante ans. En outre, son montant est de plus en plus élevé et pèse lourdement sur les familles. Alors que la société indienne connaît une fièvre de consommation, inspirée par le modèle occidental, la dot est devenue le moyen d'accéder à des biens et services convoités et d'améliorer son train de vie. Bénédicte de citer des exemples: électroménager, téléphones portables, voyages. etc. "De ce fait, la dot continue de se répandre, même si elle hypothèque en partie l'avenir des filles du pays."
Sans compter le fait que les violences et délinquances sexuelles à l'égard des femmes augmentent fortement. La Chine n'hésite pas à faire la corrélation entre les "besoins biologiques" des hommes et leurs violences, alors qu'en Inde, les cours d'auto-défense sont devenus obligatoires pour les filles de l'école publique de New Delhi.
Quant aux politiques mises en place, elles n'ont visiblement pas toutes le succès escompté. Les campagnes d'information n'ont pas suffi, la répression n'a pas été assez forte, et les tentatives de subventionner la naissance des filles pose plus de questions qu'elles n'en résolvent, constate l'auteur.

Reste les aspects économiques. Les régions dans lesquelles les disparités sont les plus grandes sont aussi les plus pauvres. "On reconnaît désormais que les inégalités basées sur le genre ont été un frein au décollage économique", constate Bénédicte Manier. Là où d'autres arguments n'ont pas été suffisamment forts pour amener le changement, ce moteur économique aidera-t-il les gouvernements à marquer une politique plus volontariste face à l'élimination des filles en Asie?

Source : Les Quotidiennes
Quand les femmes auront disparu, L'élimination des filles en Inde et en Asie, Ed. La découverte/Poche, 2008